Pourquoi je ne lis pas les livres que je ne lis pas ?

Pourquoi je ne lis pas les livres que je ne lis pas ? Eh bien, parce que je lis les livres qui franchissent la ligne de front de l’ennui dont les livres, que je ne lis pas, sont incapables. Ces derniers entrent dans la catégorie de l’art de l’éventail. Ils ont des plis, des amorces et des contre-plis. Mais ils ne possèdent ni bélière, ni panache, ni dragonne. Ce sont des éventails par défaut qu’il faut d’autant agiter pour permettre un peu de vent. Pourtant, il ne viendrait à l’idée de personne de lire un roman dont l’objectif serait une entorse du poignet et la possibilité d’une brise sur une mèche à peine rebelle. Les traditions littéraires ont leur étendard : d’un côté, les éventails ; de l’autre, le raz-de-marée que boostent Villon, le « voyage de Shakespeare » de Léon Daudet, « la défense de l’infini » de Louis Aragon ou «les Misérables » de Victor Hugo – roman sublime qu’il ne faudrait jamais ouvrir avant la cinquantaine pour y comprendre quelque chose - . La tradition sage de l’éventail aime les auteurs qui commencent par la lettre D, comme les tueurs en série dont le patronyme est un prénom. Les tueurs en série ont toujours deux prénoms. Les romans venteux, toujours deux pierres tombales (leur début et leur fin). Ces récits minimalistes, tranquilles, « silencieux »  bridés par eux-mêmes sont les Emile Louis de la torpeur : on a envie de se mettre à quatre pattes et d’aboyer. Cette tradition du « courant d’air déguisé en coup de vent » façonne la psychologie sage de la narration épurée avec les marque-pages transparents de la vie quotidienne qui sont autant de bandes d’arrêt d’urgence où les vacanciers déjeunent sur des tables en plastique, en ne disant rien. Ces romans ont des valeurs en forme de truite expirant sur la rive. Ils sont morts avant même de le savoir – pure phénomène d’hystérésis diraient les économistes à qui ils ressemblent tant: romans massés par le néant que multiplie le zéro, itératifs – dans un sens opposé à ceux du perse Hedayat – dans lesquels le sexe a une place déterminante et où l’intrigue amoureuse est une forme d’arrivisme paresseux. Je ne cite jamais les noms des livres que je ne lis pas. Mais on les reconnaît à leur couverture blanche, stylisée jusqu’à disparaitre, à la minceur de leur tranche et à la froideur de leur vocabulaire. Pour information, je ne referai pas la même chronique sur les raisons pour lesquelles je ne lis pas les poètes que je ne lis pas.     

VZ