On pense irrésistiblement à Dante, devant ce long poème divisé en quatre-vingt-neuf laisses de trente-trois vers, avec la régularité de la Divine comédie. L’homme moderne, s’il a voyagé les yeux ouverts, a vu bien pire que l’enfer du Florentin. Il a vu les violences, les saccages, la cruauté gratuite des enfants qui portent la mort dans le regard, les vieillards diminués jusqu’à la non-existence, le pillage des sites archéologiques… Devant l’agonie du monde et l’indifférence des hommes, il a connu la honte d’être humain. Et le bateau de sa vie — car le poème prend la forme d’un long voyage — a surtout connu les bourrasques et les naufrages. La métaphore classique se fond ici à l’expérience que l’on prête à ceux qui s’apprêtent à la quitter — « comme un mourant revoit sa vie » — et permet, d’escale en escale, des remémorations qui peuvent remonter jusqu’à l’enfance. Le voyageur retrouve alors ses visages perdus.
Un entretien passionnant avec Jean-François Vernay, auteur de "Forteresses insulaires"
Le nouvel article de Valéry Molet sur Bela Tarr dans la revue Le littéraire!
Un article dans l'humanité sur les 2 derniers livres de Valéry Molet
Le terrible et âpre récit de Anna Jouy est sélectionné pour le prix hors concours : lisez « filière de femmes » aux Les éditions sans escale
Les éditions sans escale seront présentes!
Une critique du livre de Valéry Molet "L'aménagement des crevasses"
L'interview de Valery Molet sur radioFMplus!
Jos Houben lira "L'acteur" de Hélène Révay à la Scala-Paris le jeudi 9 à 11h30!
Un article de Mathias Lair sur Brise dans le miroir de François Mourelet dans la revue Europe
François Thiéry-Mourelet : Brise dans le miroir (Sans escale, 13 €)
Le regard du marin cherche au plus loin, il arrive qu’il en soit de même pour le poète. Il est alors porté par un souffle que l’on croit reconnaître. Sans jamais le connaître.
Je voulais être plus loin encore,
Je voulais être là-bas où le vent chante
Dans les cheveux de Brise,
Là-bas dans un pays que je ne connaissais pas
Là-bas
À la poursuite de Brise, qui s’appelle comme le vent, écrit-il, François Thiery-Mourelet nous emporte dans une course de par le monde, une course lyrique qui fait penser aux poèmes de Saint John Perse le guadeloupéen, ou encore au tout-monde d’Edouard Glissant le martiniquais (tous deux îliens, déportés au bord de l’immense), voilà que dérivent les paysages du monde entier, de Floride ou Lima, de Cappadoce, de Carthage ou de Normandie, de Bali…
Au fil des pages se déploie la totalité d’un monde, dans ses aspects les plus désespérants comme espérants. Défilent la flore de tous les continents, arbousier, réséda, oliviers et lavandes, palmiers, clématites, bambous ou jasmin ; les animaux de tous poils ou plumes ou nageoires, marsouin, lion mygale et cobra, ours, coqs et crapauds, trogons, cochenilles, hannetons et scarabées, blattes et lézards… Les humains sont souvent vagabonds, pêcheurs et charpentiers, brigands, migrants, marins hirsutes échoués dans les bars, plus ou moins rescapés de guerres immondes. Et, au hasard des escales, quelques belles dénommées sorcière ou guérisseuse, danseuse famélique, parfois inaccessible jeune fille… Chaque image vue parfois en plan large parfois en plan rapproché : le détail est un monde, lui aussi. Pour un des personnages du poème, l’un des plus désirants, le trajet d’une veine, la cloison d’une narine, la pente des iliaques l’amène vers d’autres lieux, vers d’autres temps… puisqu’il s’agit toujours d’atteindre l’ailleurs.
Tel est le bagage du voyageur :
Les souvenirs s’agglomèrent, pyramides,
Avant de s’ensabler inéluctablement
Au final :
La plage entasse les dégueulis des tempêtes
– Bois roulé, habits, sacs, filets bouchons
Cordages fragments de coraux, goémons –
En un brouillon brun et brillant, cercueil éclaté
Du cadavre lamentable d’un marsouin bleu.
Puisque notre coureur des mers traverse plus d’une tempête, bellement décrites. Puisqu’il arrive qu’un zéphyr se transforme en bourrasque, que de l’horizon surgisse un ouragan, parois un tsunami… Plus d’une fois notre marin est certain du naufrage, la vague devient un mur où sancir, piquer de la proue… (on sait ce qu’est un foc, un safran ou une trinquette, on apprendra, ou devinera, ce qu’est un faubert, une hiloire, un artimon, une aussière…).
On pourrait penser que, las de son errance, notre voyageur poursuit les tempêtes pour s’y noyer enfin. En attendant il se réjouit de les traverser.
Le tourmentin se déchire, tôle devenue haillon.
Le voilier se couche pour mieux fendre la houle,
Craque, se cambre, roule, plonge, s’enfonce.
Insensiblement, sous un ciel si clair,
Le chaos enveloppe mon corps attaché à la barre ;
Les yeux fous, la gorge ouverte, je ris.
Le poème nous embarque pour un voyage au long cours, de quatre vingt neuf chants de chacun trente trois vers exactement. Rappelant des poètes d’hier, comme j’ai dit, leur forme pourrait paraître intemporelle, étrangère aux modes en cours. C'est-à-dire passée… À moins qu’elle se révèle, de ce fait, intempestive ?
Ce qui aurait pu apparaître comme un vaste capharnaüm d’images que nous parcourons à perdre haleine, parfois seulement guidés par les rythmes, les couleurs, le sens devenu obscur, est rigoureusement construit. On peut deviner une structure en spirale répétant trois fois trois temps que l’on pourrait rapprocher de la partition traditionnelle : enfer, purgatoire et paradis.
L’océan devenu berceau serait-il le paradis suggéré par la fin du poème ?
Je ne suis rien, je suis avalé
Cadavre flotté, je me laisserai glisser dans l’eau
Sancir dans la fosse molle,
M’engourdir et, à la grande forme blanche,
Je ne ferai aucun signe
Peut-être est-ce Brise, retrouvée de s’y perdre ? Qu’importe.
Goethe aurait dit : le but c’est le chemin. Ici le vaste chemin du tout-monde. Le but atteint, il ne resterait rien – rien que ces restes déposés sur le rivage par la tempête qu’on appelle, à tort, fortunes de mer ?
Mathias Lair