Je pensais que la gare de Granville était le centre de la terre. Les erreurs sont bestiales. Celle-ci était niaisement citadine. À force de fouler le béton, les rats des villes ne voient plus ce qui relève du centre ou de la périphérie. Le centre du monde n’est pas ferroviaire mais insulaire. Ce sont les îles Chausey. Qu’y trouve-t-on ? Rien. Quelques phoques, des homards, des dauphins, des bars et quelques mordus de navigation et de pêche. Les touristes, ici, sont si transparents qu’ils se confondent avec le Sound. Ils flottent et disparaissent dans le courant. Le granit rend tout anonyme. Je suis arrivé en zodiac sur ce zodiaque de caillasses. Le zodiaque signifie « le cercle des petits animaux ». Là, une fois sur l’île principale, le cercle des petits cailloux vous saute aux yeux. Chaque rocher porte un nom : c’est une manière de rendre familière la beauté connue, celle qui perdure sous nos yeux, sans que nous y prêtions attention. Nous sommes trop veules pour voir cette constellation qui nous parait vraisemblable. Pourtant, sur Chausey, rien n’existe. Dans Pierrot le fou, Ferdinand voudrait que le temps s’arrête. Eh bien, une escale à Chausey, et la nature de l’éternité vous prend à la gorge. On a envie d’être repris par la main. L’enfance n’est pas une nostalgie, c’est une manigance du devenir. Finissons-en avec la vieillesse de la réussite sociale, des débats politiques et des vacances de plain-pied. Les seins de ces îles sont des amers, pyramides granitiques d’une modernité incroyable qui servaient de guides aux marins. Désormais, ces mamelons nous égarent par leur simplicité, comme la chapelle toute nue : comme l’église de Pont-Croix, il suffit de la voir pour savoir que nous sommes tous des croyants, c’est-à-dire des bêtes de somme, qui n’attendent qu’un moment de répit pour être de nouveau des conquérants de l’Absolu, serait-il acide. « À la fin, je suis las de ce monde ancien ». Ce vers d’Apollinaire me trotte dans la tête depuis longtemps. Chausey est une petite gomme à effacer ces trottinements. À la fin du périple insulaire, il n’y ni monde ancien ni monde nouveau. Tout cela n’a plus d’importance. La vérité et l’univers ont disparu au fond d’un bock, les yeux emplis de ce mémorable oubli qu’est la mer.