Baudelaire supprime les maisons de retraite

"D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,
Montant comme la mer sur le roc noir et nu ?
- Quand notre cœur a fait une fois sa vendange,
Vivre est un mal. C'est un secret de tous connu
»

Il n’y aurait presque rien à ajouter à ce poème de Baudelaire si nous – frères humains – n’avions la manie d’ajouter toujours quelque chose à quelque chose. Mais le jour où il n’y aura plus de cerises, pourrons-nous encore parler de gâteaux ? Ce besoin d’ergoter, de souligner, d’interpréter – besoin maladif propre aux grands singes que nous fûmes et aux silhouettes que nous sommes devenus – rend Baudelaire plus parfait encore. Nous sommes tous à contre-jour par rapport à lui. On ne nous voit pas, ou alors dans un scintillement tel que nos traits ne se distinguent pas les uns des autres. Si Aragon a rêvé certains soirs « d’une gomme à effacer l’immondice humaine », nous espérons tous un jour écrire deux vers dont les asticots ne feraient pas leur pâture. Comment taire ? disait l’ami Louis. Eh bien, en marmonnant sous la douche ces vers merveilleux qui donnent le sentiment presque comique que l’humanité existe déjà. Comme le ping-pong, la poésie humanise, ne me demandez pas pourquoi. A-t-on jamais vu un pongiste ou un versificateur sortir une mitraillette ? Non, pas à ma connaissance.  A la rigueur, comme Maïakovski ou ce tendre Charles, les poètes sont un peu bagarreurs, soulographes et érotomanes mais ils n’ont pas besoin de jouer à celui qui urine le plus loin… Pas tous. Ce que j’aime chez Baudelaire, c’est sa précision. Sa plume est un scalpel. Son encre, une suture. Il peaufine un adjectif comme mon boucher désosse une épaule d’agneau. A la fin, ils ont tous les deux les mains pleines de sang, mais c’est celui de la beauté qui préside à l’attablement joyeux. Dans certains pays d’Asie centrale, on affirme que les heures passées à table ne comptent pas. Elles ne s’écoulent pas. Le vieillissement n’a pas de prise. Baudelaire produit le même effet. Dès lors, si vous voulez ne plus vieillir, lisez Baudelaire et mangez et buvez comme quatre. Il n’y aura plus de déambulateur si nous suivons ces prescriptions plutôt que de croire qu’il existe des jours meilleurs, quelque part, entre le trou noir de la vie quotidienne et l’avilissement propre à sa théâtralisation.