Bach est une maladie mentale

Dans la vraie vie, la nuit est le contraire de la journée. Mais, en musique, la « vraie vie » est une erreur. Et donc, la nuit et le jour sont strictement identiques. Ils n’existent pas. Si vous ajoutez Bach dans cette hypothétique équation, tout cela ne signifie plus rien. Bach est ailleurs, c’est même l’autre part de l’ailleurs. Avec lui, la « vraie vie » ressemble à une épingle à cheveux de l’Enfer : une tondeuse à gazon mariée avec une moto sur laquelle gémit un taille-haies. Si l’humanité entière devait disparaître pour que Bach puisse continuer à exister, même sans auditeurs, un moment d’hésitation me prendrait. Moins dramatiquement et ironiquement, en admettant que des déments me demandent quel organe je choisis de préserver pendant qu’ils me torturent : préservez mes oreilles, tas de tarés ! Je vous en conjure ! Amputez-moi comme il vous plaira ! Ratiboisez mes bras, mes jambes, mon nez et – suprême sacrifice – mes parties intimes, mais de grâce, pas mes oreilles, non, non ! Je préfère l’acouphène de l’immobilité et le cérumen du fauteuil roulant que de gambader sans musique ! Bach n’est pas un musicien de génie : c’est le Musicien absolu. Il invente la Musique. Il crée même des musiques secondaires : il invente le jazz avec les concertos brandebourgeois. Il invente le rock et la pop avec ses improvisations. Il invente le rap avec ses Passions. Bach est un orifice d’où tout sort. C’est le Trou des Orants sibériens. Il joue, vous tremblez. Il s’arrête, vous avez de la fièvre. Il n’est jamais là où on l’attend, le thermomètre à la main. Le plus incroyable est que si vous écoutez une de ses fugues,  votre misanthropie disparaît. Parfois, plusieurs minutes : un vrai miracle ! L’humanité des humains du passé – les hommes d’aujourd’hui en fait – apparaissent moins ignobles. On a presque envie de se mettre au bénévolat ou de dire bonjour à quelqu’un qui pense que le football est un sport d’équipe. Bach est une maladie mentale qu’aucun psychiatre n’a décelée. J’en suis atteint. Et je vous assure, je prie pour ne plus jamais être en bonne santé. L’asile avec Bach plutôt qu’un métier intéressant, bien payé, considéré, sans ses cantates. La vie quotidienne ne mérite pas Bach. Avec lui, la folie est un bain de mer que le soleil rouge – cou coupé – ne rudoie pas sur la côte de granit rose! Pour ceux qui ne connaissent pas Bach, il reste la misère des discussions politiques et sociales. Vous pouvez alors me sectionner les oreilles. Dans ce cas-là, le formol n’attend pas.