Chopin escagasse l’amitié

Depuis trente ans, j’ai un ami dont le prénom est si commun qu’on dirait une brimade généalogique. Cet homme m’aime, tout en pensant que je ne peux pas être convaincu, préférant l’incertitude à la clairvoyance. Cette amitié, qui dure, connaît quelques accrocs majeurs. Mon camarade déteste Chopin. J’adore Chopin. Nous avons failli rompre en raison de ce différend musical qui implique une divergence sur la nature d’Éros. Nous nous apprécions encore, mais ce désaccord nous escagasse, car nous sommes tous deux convaincus que la musique est la laitance de l’amour : une forme d’aristocratie de la dérision. Bach permet toutes les positions de l’amour physique et son au-delà, qu’est la vertu séminale et procréatrice. Il suscite les grossesses. En effet, sa musique anticipe sur ce que l’humanité pourrait être, lorsque nos cerveaux ne tailleront plus de silex. Stravinsky autorise également la câlinerie, diurne plutôt. Pulcinella fait référence, sans contestation, après un repas dominical. Les dernières sonates pour piano de Beethoven provoquent des ébats parfaits en raison des silences extraordinaires qu’ils excitent. Guillaume Connesson anime parfois les corps, de même que les clavecinistes contemporains, ou le Maldoror de Neuburger. La musique est une tuerie, comme disent les jeunes. Elle pratique au fond de chacun de nos neurones une incision si agréable que l’appendicite devient un souvenir enchanteur. Quel organe, cette oreille ! Tragus, hélix, anthélix, conque, antitragus… Sa description est une symphonie sérielle : le Finnegans Wake de l’anatomie. Nietzsche – ce grand libérateur – faisait l’apologie du nez. L’oreille a beaucoup plus de chien. Pourtant, il voyait la musique comme Hegel considérait la philosophie. Si la vérité est une réalité esthétique, alors la musique s’apparente à une circonlocution de la liberté. La musique est une méchanceté faite à la réalité quand cette dernière s’identifie à une insupportable soumission à la tanière. Mon ami et moi sommes d’accord pour dire que, sans la musique, la vie érotique serait un pâle reflet de ce qu’il y a de pire dans la pornographie. Plus généralement, sans la musique, l’existence oscillerait entre la trille infinie et les exploits neurologiques de l’amibe quaternaire. La musique sauve l’accouplement. Elle fuit devant l’ennui comme une étrille. Elle est un appareil à adopter des concomitances et des affinités. C’est le contraire d’un orphelinat. Hormis, Chopin, bien sûr. Ou la musique minimaliste sur laquelle nous sommes aussi en désaccord. Mon ami ne comprend pas le romantisme. C’est un amoureux, pas un sentimental. Moi, je ne comprends pas comment Glass peut être un sujet de conversation. Dès lors, la fâcherie devient inévitable. Après tout, les amis ne sont jamais que des fantômes que l’on a pris au sérieux, un moment donné. Les colères demeurent nos véritables alliées. Une fois passées, enfin seuls, nous pouvons écouter de la musique sans l’ombre du platane amical. À la fin, tous les plateaux de fruits de mer se résument à la solitude de glaçons qui fondent.