Les Naufragés d'Heathrow

« Le langage est l’aéroport de la pensée »

Raul Ruiz

Pendant quarante-huit heures, une panne informatique (ou bien électrique, on ne sait plus très bien) de la British Airways a récemment cloué au sol des dizaines d’avions et plusieurs milliers de passagers du monde entier à l’aéroport d’Heathrow. Certains devaient y faire une courte escale, d'autres devaient rentrer chez eux ou quitter Londres pour une destination proche ou plus lointaine : aucun n'est arrivé au bout de son voyage, enfin pas à l'heure ni au jour dits.

Au cours de ces deux jours et deux nuits, dans les couloirs de l’aéroport se sont ainsi agglutinés en pagaille d’innombrables destins arrêtés. Ils se sont assis sur leurs bagages dans des files d’attente sans fin, du bout desquelles on ne voit même plus les guichets. Les uns téléphonent pour passer le temps qui ne passe plus ; les autres se battent pour brancher leurs smartphones apoplectiques à des bornes surchargées. La plupart renoncent à capter le wi-fi le long d’une bande passante saturée de connexions. Chacun s’occupe comme il le peut, pour ne plus songer aux conséquences du retard sur l’objet de son voyage. La panne dans un aéroport précipite un concentré de projets stoppés dans l’incongruité : mille raisons de voyager, une seule de ne pas arriver au bout. Les naufragés d’Heathrow, prostrés sur le seuil d’un lendemain englué dans le présent, ont cela en commun : ils vivent ensemble l’éloignement irrémédiable des histoires qui ne leur arriveront pas, à l’autre bout du monde. Ils sont en panne d’histoires et le fourbi des anecdotes fourmillant alentour distraie leur attention, fait tinter les clochettes de leur mémoire ouverte aux divagations.

Une jeune femme blonde, assise en équilibre précaire sur l’accoudoir d’une banquette où dorment des enfants gras, évacue le stress de son entretien d’embauche à Milan – auquel elle n’arrivera probablement pas – en lisant le dernier Stephen King chipé chez WHSmith (maintenant en rupture de stock comme elle est elle-même en rupture d’émotions disponibles). Elle entend à présent très distinctement cet homme d’affaires surexcité qui, depuis vingt minutes, frappe le comptoir de sa mallette Samsonite en hurlant qu’il veut aller à Singapour. Elle sourit et se souvient du vol 29 pour Boston et de Monsieur Toomy, perdu dans l’aéroport abandonné de Bangor, qui trépignait lui aussi (« JE VEUX ALLER A BOSTON ! ») à cause de ce conseil d’administration crucial qu’il allait rater… Elle se souvient des Langoliers du roman éponyme du « Maître de l’Épouvante » – bien plutôt, et plus simplement, l’un des maîtres du roman contemporain – qui de leurs bouches monstrueuses dévorent le passé où Monsieur Toomy s’est accidentellement trouvé projeté avec les autres passagers de l’avion fantôme, absorbé par les limbes du remords qui séparent hier du jourd’hui après avoir traversé une aurore boréale. La jeune femme replonge ses yeux dans son livre (« ce boulot dans le marketing de l’électro-ménager de luxe, est-ce vraiment une bonne idée ? »).

Un adolescent laisse tomber sa DS, gagné par l’ennui et sous l'effet de la chute de pression de la rencontre avec un grand-père japonais qu’il ne connaîtra, donc, peut-être jamais. Il finit par se demander si cette silhouette placide et dégingandée, qu’il voit traverser le hall du terminal 5 pour la dixième fois derrière son chariot chargé de rêves de jazz, n’est pas celle de Tom Hanks, tombé du ciel et coincé dans Le Terminal et le film de Spielberg depuis des années. Et s’ils devaient tous s’organiser aussi pour vivre ici, dans le terminal 5 ? Une voix musicale annonce que les passagers à destination de Tokyo sont invités à se manifester aux guichets dans le hall D, sa mère lui remet sa casquette sur la tête et lui fait signe de suivre la nouvelle transhumance qui s'organise. Ils iront attendre dans un autre hall l’avion qui ne partira pas.

Un universitaire suisse, en levant le nez d’une édition défraîchie du Guardian, se rappelle avec délice, en observant la cohue hyper-énervée de ses comparses, qu’il y a quelques années Alain de Botton a fait d’Heathrow le terrain d’une improbable résidence d’écrivain pour le New-York Times. A propos de A Week at the Airport : A Heathrow Diary, le diariste occasionnel dit avec raison : « Si vous vouliez emmener un Martien dans l’endroit qui représente tout ce qu’il y a de spécial et de particulier à la civilisation moderne dans ses hauts et ses bas, vous l’emmèneriez sans aucun doute dans un aéroport ». Au milieu de l'agitation, Alain de Botton avait capté les moments fugaces d’intimité des amoureux qui se quittent ; il aurait été ravi de capter maintenant ceux de ces inconnus qui se détestent déjà et se disputent un coin de carrelage sale où poser chacun son duvet. Lui, il n’a pas encore sommeil et il sait qu’il ne prononcera plus, maintenant, sa conférence à UCLA sur La Prose du Transatlantique, celle d’un Blaise Cendrars qui a abandonné le train pour accumuler les miles de l’aviation moderne : où est la poésie du voyage quand on n’a plus les noms des gares de la Russie à égrener et qu’on embarque – en l’occurrence pas encore... – pour un vol sans escale entre Londres et Los Angeles ? Elle est, c’est sûr, dans ces aéroports bondés d’aléas, dans le laps de temps des histoires qui n’auront pas lieu, de ces histoires commencées qui, ayant horreur du vide, s’engagent dans des directions improvisées.

On n’en finirait pas d’évoquer les souvenirs des romans d’aéroport et de ces histoires d’avions qui ont suspendu leur vol, de 58 minutes pour vivre, de Bird People, de The Airport de Arthur Hayley, de L'Homme de Rio, de La Jetée de Chris Marker… Ces histoires de cinéma et de littérature se souviennent d’elles-mêmes à travers les naufragés d’Heathrow, les colonisent comme faisaient les Body Snatchers d'Abel Ferrara, prennent le commandement, inspirent imperceptiblement attitudes, pensées et comportements. Il a suffi de deux ou trois films à Raul Ruiz pour prouver que nos existences sont pilotées par les histoires et les personnages de contes, qui, eux, sont vraiment réels quand nous ne sommes, nous, pauvres carcasses hantées, que des fictions... 

Ce livre – à écrire donc – des avions et des vies cloués à la piste de décollage est celui des histoires qui n’arriveront pas, de ce joueur de tennis australien engagé à Roland Garros et dont les raquettes ont été perdues dans le tumulte et à la désorganisation, de ces bagages égarés qui arriveront avant les voyageurs à une destination qui n’est pas celle qui avait été choisie, de la réunion manquée, de l’amant qu’on ne rencontrera pas, des Gorges du Saut du Tigre au pied de l’Himalaya qui ne seront pas arpentées par ces pieds-là posés sur un sac à dos fourbu...

Mais d’heure en heure, sous l’impulsion primordiale de son tohu-bohu, la vie, qui a plus d’imagination que nous, lèvera – entre deux crises d’angoisse muette ou de récriminations houleuses contre les employés de l’aéroport – le voile sur le possible que presse ver le réel des situations concrètes, le chaos de l’imprévu. Dans son roman Epépé, Ferenc Karinthy décrit les mésaventures aéroportuaires de Budaï, l'étymologiste polyglotte qui voulait se rendre à Helsinki pour un congrès de linguistique mais débarque dans une ville inconnue, et pourtant familière, où les gens parlent une langue qu'il ne comprend pas, qui ne ressemble à aucune langue attestée. Embarqué malgré lui dans des histoires dont le sens lui échappe, étranger au monde et à son propre destin, il rappelle les pérégrinations tempétueuses des voyageurs d'Heathrow. Il n'a plus comme frêle soutien que les vagabondages de la langue et de sa pensée qui cherchent, sans aucun appui, à déchiffrer les événements, l’inédit absolu. Avec Epépé, Karinthy prouve que Ruiz a raison contre Heidegger : le langage n’est pas la rassurante « maison de l’être », c’est l’angoissant mais palpitant « aéroport de la pensée ». 

C’est l'aube à présent, les voix musicales chantent en chœur la mélodie continue des salles d'embarquement. Tout recommence. C'est la palinodie des jours et des nuits arrêtés : rien ne s’est passé et tout repart. À ces voix qui baignent l'attente enfin soulagée, se mêle celle de Kierkegaard soufflant à l'oreille que c’est quelque chose comme « la reprise », la réconciliation du même et de l’autre, le nouveau qui prend une cure de jeunesse. La lectrice de Stephen King, le jeune métis japonais, l'universitaire suisse et tous les autres voyageurs ouvrent les yeux sur les histoires prévues qu'ils vont enfin rattraper, mais qui ne seront jamais ce qu’elles auraient pu être, qui seront autres dans le courant du même.

Les passagers du vol 29 pour Boston, désespérément à la recherche du temps présent, après avoir retraversé l’aurore boréale dans l’autre sens, se sont retrouvés projetés, finalement, quelques minutes dans le futur. Sur le tarmac désert, ils assistent émerveillés à la naissance perpétuelle du monde, voient arriver au devant d’eux le présent qui prend consistance et la foule de vies individuelles qui se mettent à peupler l’aéroport. Pareils aux rescapés des Langoliers, les voyageurs d’Heathrow voient au matin surgir les histoires qui prendront la place de celles qui ne sont pas arrivées.

JSJ