La mort inaperçue

Je n’avais jamais approché de si près la laideur. J’ai enfin découvert la ville d’A… Contrairement à la beauté, la laideur est toujours relative. La beauté et la laideur ne peuvent se comparer : ce sont deux catégories étrangères. Elles ne s’opposent pas et elles ne convergent pas. Elles n’ont rien de commun. Le seul avantage de cette ville affreuse, saugrenue de mocheté, est que j’ai pu remplir ma hotte de cauchemars futurs, pour deux ou trois ans. Au moins, je ne rêverai plus par défaut. C’est aussi ici, au milieu de cette platitude de la défonce diurne, des prestations sociales et du ressentiment cacophonique, que j’ai appris la mort de Marc Ogeret. Ogeret, c’est d’abord un rythme, puis une voix, un dédoublement de voix, – car l’on chante toujours avec lui – parfois fausse (comme Jean-Pierre Léaud joue faux, c’est-à-dire si juste dans la théâtralité de sa propre dissonance). Il chante les poésies de telle sorte que le monde parait ajusté. C’est si rare. Sa voix caverneuse rend la grotte lumineuse. C’est à A… qu’il est mort pour moi bien qu’il soit mort à Semur-en-Auxois… Peu importe ! Qu’importe d’où la mort vient, elle s’acclimate si bien à la disgrâce et parfois à la beauté qui ne s’étalonne pas. Marc Ogeret a disparu sans laisser de traces. Cela fait près de trois mois qu’il est décédé et je ne l’ai appris qu’hier. Pourtant, il m’arrive d’ouvrir un journal par dépit. Les journaux sont des poignées d’amour arrachées au flanc des cochons. Je les ouvre sans les lire, jamais. J’ai une définition de la bêtise : la bêtise, c’est l’absence de silence. Le silence n’a pas toutes les vertus pour autant, même s’il représente la possibilité du bien mauvais bien. Marc Ogeret m’a donné tort. Il méritait mieux que le silence. Mais il ne jouait pas de la guitare électrique et aucun habitant de la ville d’A… ne connaissait son nom. Aucun tee-shirt n’avait son visage pour effigie.  

Promenade dans Paris

Qu’il fasse beau ou qu’il fasse beau –  la pluie semble avoir disparu des radars franciliens -, c’est mon habitude de me promener à travers Paris et sa banlieue. Il y a de nouveau des grues, des chantiers et des bâtiments qui s’élèvent. On respire mieux dans la poussière si vraie du ciment. Paris se transformait en voie royale pour déambulateurs. Ce n’est pas encore gagné mais le tribunal, la philharmonie, la nouvelle église orthodoxe, les tramways et la canopée des Halles redonnent un peu d’espoir. Pour construire, il faut savoir raser. La destruction est aussi une passion créatrice. Les quartiers de la bibliothèque nationale et de la Seine-Saint-Denis, aussi vilains soient-ils parfois, sont préférables à rien. Une ville n’est pas un organisme vivant : c’est une affluence de parasites qui s’entredévorent, s’annulent et se régénèrent. J’adore l’idée que les prairies, les forêts et les champs disparaissent sous la prolifération parasitaire. Les métropoles ont un rapport direct à la métaphysique. Pourquoi y a-t-il du mortier plutôt que rien ? Comme le dit Nietzsche des poètes, les villes « n’ont pas la pudeur de leurs aventures ; elles les exploitent ». Certaines cessent d’être aventureuses. Elles s’arrêtent de se guider elles-mêmes dans la discipline foutraque de leur chaos pour s’engouffrer dans le néant nostalgique. Dans ces cités, il y a des plaques commémoratives sur lesquelles on apprend que tel roi a déféqué à l’auberge machin-chose. Tout est transformé en un vaste urinoir où l’ammoniaque allie la rose et l’aboulie. Parfois, on pense à Léon Bloy habitant Cochons-sur-Marne. La mort rôde alors sous la chapelure des rénovations des bâtiments anciens. Le suicide en vient à ressembler à de la vitalité. Paris, lui, resplendit quand les marteaux piqueurs font la fête. On a envie de tout bétonner, même le miel. Si seulement, on pratiquait le courage des gratte-ciels et l’héroïsme de l’équarrissage des quartiers historiques : ce serait encore plus poétique. En grec, la poésie est l’action de faire.  Pour Aragon, faire relevait de la commission, de la grosse. Peu importe d’ailleurs, il n’y a plus de paysan de Paris. Mais il reste tant de traités du style à écrire pour que, enfin, nous devenions ce que nous en sommes dans un monde qui ne cesse de perpétuer les transformations contre l’esprit de bourgade et des culs-de-plomb. Je m’arrête une seconde devant les grands moulins de Pantin en me posant cette question : les mouffettes ont-elles un jour dénigré leur terrier ? Aussi incongru qu’un vrai créateur parlant de politique.  Il y a des vulgarités qui ne méritent pas même l’hypothèse d’un renoncement à l’acier.

Le soleil contre le silence

Nous y voilà. Nous sommes tous vieux et le soleil brille constamment. Le rêve héliotropique de la tong perpétuelle et du laisser-aller vestimentaire s’est concrétisé. Les températures sont constantes et le ciel bleu : les merveilleux nuages de Baudelaire ont disparu dans la laideur d’une fête permanente où la musique domine toutes les formes d’expression. Heureusement, il y a encore des gisants au cœur tendre qui adorent la pluie, les cumulus et l’hébétude mutique d’une promenade. Ces fous-là préconisent la disparition du soleil en l’état et des sandalettes. Ils souhaitent l’instauration d’une année du silence. Il faudrait juste se taire. Les récalcitrants seraient condamnés à vivre sur une côte d’azur planifiant le désordre de l’agitation inutile dans une atmosphère de contrebasses embrassant le néant de la trépidation. Seule cette réforme sociale a de l’avenir : le silence enfin. Je rêve d’une journée sans bips, sans concerts, sans rideau qui se lève. Je réclame l’inondation des pluies torrentielles, le ciel gris et le clapotis intérieur de la poésie ou de l’activité sexuelle que calfeutre le plaisir de barrer la route à l’instinct grégaire. Imaginez cela un seul instant : le ciel est bas comme avant un orage, les véhicules sont tous à l’arrêt, les chaines hi-fi sont muettes, les jeunes sont vieux et les vieux sont jeunes. On marche dans les rues : il n’y a rien qui bruisse ou gigote. Les battements de cœur font grève. Bon, c’est vrai, cela pourrait ressembler à la mort ou à l’Union soviétique. Instaurons au moins une journée du silence pour réapprendre à penser la fureur. Rien de telle que la maladie – selon Nietzsche – pour apprécier la santé. Pour aimer les orteils, il est parfois nécessaire de les couvrir de gros godillots. Moi, le soleil perpétuel me rend dépressif. Les baromètres relèvent de la pure beauté.