Chopin escagasse l’amitié

Depuis trente ans, j’ai un ami dont le prénom est si commun qu’on dirait une brimade généalogique. Cet homme m’aime, tout en pensant que je ne peux pas être convaincu, préférant l’incertitude à la clairvoyance. Cette amitié, qui dure, connaît quelques accrocs majeurs. Mon camarade déteste Chopin. J’adore Chopin. Nous avons failli rompre en raison de ce différend musical qui implique une divergence sur la nature d’Éros. Nous nous apprécions encore, mais ce désaccord nous escagasse, car nous sommes tous deux convaincus que la musique est la laitance de l’amour : une forme d’aristocratie de la dérision. Bach permet toutes les positions de l’amour physique et son au-delà, qu’est la vertu séminale et procréatrice. Il suscite les grossesses. En effet, sa musique anticipe sur ce que l’humanité pourrait être, lorsque nos cerveaux ne tailleront plus de silex. Stravinsky autorise également la câlinerie, diurne plutôt. Pulcinella fait référence, sans contestation, après un repas dominical. Les dernières sonates pour piano de Beethoven provoquent des ébats parfaits en raison des silences extraordinaires qu’ils excitent. Guillaume Connesson anime parfois les corps, de même que les clavecinistes contemporains, ou le Maldoror de Neuburger. La musique est une tuerie, comme disent les jeunes. Elle pratique au fond de chacun de nos neurones une incision si agréable que l’appendicite devient un souvenir enchanteur. Quel organe, cette oreille ! Tragus, hélix, anthélix, conque, antitragus… Sa description est une symphonie sérielle : le Finnegans Wake de l’anatomie. Nietzsche – ce grand libérateur – faisait l’apologie du nez. L’oreille a beaucoup plus de chien. Pourtant, il voyait la musique comme Hegel considérait la philosophie. Si la vérité est une réalité esthétique, alors la musique s’apparente à une circonlocution de la liberté. La musique est une méchanceté faite à la réalité quand cette dernière s’identifie à une insupportable soumission à la tanière. Mon ami et moi sommes d’accord pour dire que, sans la musique, la vie érotique serait un pâle reflet de ce qu’il y a de pire dans la pornographie. Plus généralement, sans la musique, l’existence oscillerait entre la trille infinie et les exploits neurologiques de l’amibe quaternaire. La musique sauve l’accouplement. Elle fuit devant l’ennui comme une étrille. Elle est un appareil à adopter des concomitances et des affinités. C’est le contraire d’un orphelinat. Hormis, Chopin, bien sûr. Ou la musique minimaliste sur laquelle nous sommes aussi en désaccord. Mon ami ne comprend pas le romantisme. C’est un amoureux, pas un sentimental. Moi, je ne comprends pas comment Glass peut être un sujet de conversation. Dès lors, la fâcherie devient inévitable. Après tout, les amis ne sont jamais que des fantômes que l’on a pris au sérieux, un moment donné. Les colères demeurent nos véritables alliées. Une fois passées, enfin seuls, nous pouvons écouter de la musique sans l’ombre du platane amical. À la fin, tous les plateaux de fruits de mer se résument à la solitude de glaçons qui fondent.  

L'amour est une aberration

Comme toutes les aberrations, l’amour est une source de malentendus. C’est la raison pour laquelle nombre d’écrivains sont passés à côté de ce thème par trop obscur. Les philosophes sont un peu plus diserts. On pourrait donc en conclure que l’amour est plus un objet philosophique que littéraire. Je mets de côté la poésie dont le fonds de commerce est, pour partie, lié aux activités amoureuses. Il n’y a pas de grands romans d’amour. Ils sont presque toujours niais. L’amour ne tient pas la page. Pourquoi ? J’émets une hypothèse : l’amour n’a qu’une place réduite dans nos vies. C’est même une réduction, au sens propre, de notre influx nerveux. Il ne trouve pas donc de traduction littéraire satisfaisante, si ce n’est quand cela tourne au tragique ou à « la solitude partagée ». Les chameaux aiment-ils les brebis ?  Non, eh bien, les écrivains n’aiment l’amour que comme une distorsion de leur cagibi. Comme dans toutes les époques vulgaires – et toutes les époques sont vulgaires -, l’amour se transforme en dramaturgie du sexe comme si il en était une circonlocution. Dans ce cadre, Proust parle de faire cattleyas. J’ai une amie, très aventureuse de nature, même si elle l’ignore ou feint de l’ignorer, qui - lorsque le désir amoureux la taraude – dit « je vais acheter un cadre » ! De fait, elle collectionne les cadres, de préférence, vides. Elle les entrepose dans sous-sol, sous l’œil des outils et des vélos. N’est-ce pas une parfaite description du désir ? Mais qui pourrait écrire deux cent cinquante pages sur l’achat de cadres ? Un pervers polymorphe, un inculte ou une femme passionnée dont la littérature est un souci cadet. Chez Socrate, l’amour permet d’accéder aux idées, au monde intelligible. Quel ironiste ! Quelle magnifique intuition caustique de penser que les organes génitaux pourraient être à l’origine du savoir. Schopenhauer a également de belles pages sur le sujet, même si son approche est à la fois funèbre et vitale. Clément Rosset en bavarde. L’amour est donc une idée religieuse, j’allais dire littérale, c’est-à-dire prodigieusement ennuyeuse, presque comme la littérature. C’est là que réside le malentendu initial. C’est parce que les deux sujets sont si ennuyeux qu’ils ne s’aimantent pas. Si, par miracle, un jour, un fou perdu sur une rive de décombres et d’odeur de sein maternel arrivait à écrire un roman d’amour, tous les marchands de cadres feraient faillite. Et, il n’y aurait plus rien à dire.     

Plougrescant est la huitième merveille du monde

Kenneth White, l’écrivain écossais, a dit de Tréguier que c’était un cul-de-sac culturel. Et alors ? Un cul-de-sac est une belle chose quand on n’a pas envie d’en sortir. Bien sûr, depuis la disparition de Renan, il ne s’est pas passé grand-chose ici, hormis l’érection de la statue du grand homme, statue écœurante, car elle illustre à merveille le poème sur les assis de Rimbaud. Tous les villages français ont leur héros passager. « Ici, a uriné Louis XVI ». « Là, le prince de Condé a fait sa grosse commission ». Mais, après tout, pourquoi faudrait-il qu’il y ait de la culture partout ? Un peu de rien, de temps à autre, cela fait du bien, surtout quand ce rien se tient sur les genoux du néant, prompt à moquer le voisinage du vide. Toutefois, ce n’est pas de la vie philosophique du Trégor que je voulais parler, mais du plus beau coin de France : la côte de granit rose de Plougrescant. Fermez les yeux et votre écran ! Vous voici à l’étranger, c’est cela la beauté ! Vous êtes sur le chemin des douaniers, arraché aux rochers et à la mer plate comme un sac-à-dos que vous auriez laissé au fond d’une valise, elle-même oubliée dans un grenier, enterré au fond d’un cul-de-sac justement. Vous avancez, flânant, rêvant à la femme que vous aimez, aux poésies que vous avez plantées sur un de vos neurones, au dos si beau et musculeux d’une bien-aimée ardente, que le sentier prolonge intimement, oubliant jusqu’à l’insipide bêtise de la répétition des jours et des nuits. Vous redevenez niais. Le cynisme redevient une école de pensée, ni plus ni moins. Vous êtes enfin vous-même, c’est-à-dire une déclinaison de ce que vous fûtes facticement et de ce que vous allez devenir, sans grimaces, une sorte d’ombre dans la pénurie des silhouettes chatoyantes, une vacation d’être peut-être, mais un gage vivant. Vous n’êtes plus cette paume vide. La désolation aragonienne n’est plus votre île. Vous êtes enfin indéfinissable. Le sentier est comme une plaque qui glisse et vous glissez sur ce ruban tue-mouches qui vous arrime. Vous êtes Plougrescant, un atome génial dans l’automne merveilleux. Et la mer sifflote du Couperin. Vous l’entendez entre deux vagues silencieuses qui chahutent. La promenade est une compagne. A cet instant précis, vous savez précisément que, sans la marche, la vie serait une erreur, d’autant qu’un verre de bière vous attend tout au bout de cette beauté si sournoise, car elle va bientôt s’estomper et vous laisser en plan face aux bagatelles de la vie sociale. Voir Plougrescant… pour revivre !

Granville est le centre du monde

Dali est un grand peintre et un bon faiseur de mots. Sa peinture est parfois boursouflée et emphatique, son ironie presque jamais. « Quelle est la différence entre un fou et moi ? »  demandait-il, goguenard. « La différence c’est que, moi, je ne suis pas fou ! ». Dali avait presque toujours raison. Cependant, il a commis une grave erreur en désignant la gare de Perpignan comme étant le centre de l’univers. En réalité, l’équilibre des mondes et de leurs périphéries se réalise à la gare de Granville. Bien sûr, il n’est pas sûr que ces propos de cheminots tiennent en haleine les habitants des terres explorées. Toutefois, le fait que la gare de Granville soit avant tout un port –  si l’on en juge par les peintures murales du hall -, et que les trains, lorsqu’ils arrivent, échouent exagérément sur la grève, démontrent le charisme et la fantasmagorie du ballast, si cousin des galets. A peine sortis du wagon, les enfants ont les pieds grignotés par les méduses. Les adultes ont des étrilles dans les cheveux. Les grognons tentent d’ôter les algues de leurs journaux à idées plates. Trop tard, les informations deviennent inutiles. Tout se passe désormais spirituellement et physiquement. La gare de Granville est le sable mouvant de vos centres d’intérêt. C’est une vague statique, mais une vague tout de même. Elle avale tout ce qui fait le puits de votre quotidien. C’est un remontant : le marchepied franchi, l’ivresse vous gagne. Ensuite, titubant, vous avancez jusqu’au musée Anacréon, pas le poète grec, celui qui a dit si profondément que la beauté « triomphe du fer et du feu », mais le donateur, ami de Malraux. Et là, entre Gen Paul, Vlaminck et Picabia, deux choses vous catapultent ailleurs: les danseuses de Rodin et la plage de Charles Dufresne. Au-delà des plaisirs de la plage et des mouvements de la danse, qu’y a-t’il ? A peu près rien qui ne ressemble à une liste de courses ou le bruit d’un quad : deux métonymies de l’enfer. Dès lors, une hésitation de géographe vous étreint : le centre du monde est-il le musée ou la gare de Granville ? A l’énoncé de cette question, votre cervelle se répand sur vos certitudes comme l’autoportrait mou de Dali. Et comme d’habitude, Strabon n’est d’aucun secours.   

 

 

Granville est le centre du monde

Dali est un grand peintre et un bon faiseur de mots. Sa peinture est parfois boursouflée et emphatique, son ironie presque jamais. « Quelle est la différence entre un fou et moi ? »  demandait-il, goguenard. « La différence c’est que, moi, je ne suis pas fou ! ». Dali avait presque toujours raison. Cependant, il a commis une grave erreur en désignant la gare de Perpignan comme étant le centre de l’univers. En réalité, l’équilibre des mondes et de leurs périphéries se réalise à la gare de Granville. Bien sûr, il n’est pas sûr que ces propos de cheminots tiennent en haleine les habitants des terres explorées. Toutefois, le fait que la gare de Granville soit avant tout un port – si l’on en juge par les peintures murales du hall -, et que les trains, lorsqu’ils arrivent, échouent exagérément sur la grève, démontrent le charisme et la fantasmagorie du ballast, si cousin des galets. A peine sortis du wagon, les enfants ont les pieds grignotés par les méduses. Les adultes ont des étrilles dans les cheveux. Les grognons tentent d’ôter les algues de leurs journaux à idées plates. Trop tard, les informations deviennent inutiles. Tout se passe désormais spirituellement et physiquement. La gare de Granville est le sable mouvant de vos centres d’intérêt. C’est une vague statique, mais une vague tout de même. Elle avale tout ce qui fait le puits de votre quotidien. C’est un remontant : le marchepied franchi, l’ivresse vous gagne. Ensuite, titubant, vous avancez jusqu’au musée Anacréon, pas le poète grec, celui qui a dit si profondément que la beauté « triomphe du fer et du feu », mais le donateur, ami de Malraux. Et là, entre Gen Paul, Vlaminck et Picabia, deux choses vous catapultent ailleurs: les danseuses de Rodin et la plage de Charles Dufresne. Au-delà des plaisirs de la plage et des mouvements de la danse, qu’y a-t’il ? A peu près rien qui ne ressemble à une liste de courses ou le bruit d’un quad : deux métonymies de l’enfer. Dès lors, une hésitation de géographe vous étreint : le centre du monde est-il le musée ou la gare de Granville ? A l’énoncé de cette question, votre cervelle se répand sur vos certitudes comme l’autoportrait mou de Dali. Et comme d’habitude, Strabon n’est d’aucun secours.   

 

La mélancolie est un plat réchauffé

Voici plusieurs jours que je suis dans une maison au bord d’une falaise face à la mer. Il pleut sans discontinuer. C’est d’une tristesse si intense que j’ai l’impression de regarder la télévision. Ou de commenter une décision administrative. Ou de voir mémé et pépé nettoyer leurs bûches avant de les jeter dans l’âtre ! Les moines appelaient ces moments de mélancolie, l’acédie. Quand ils en étaient là, le Christ ressemblait à un étron fumant déposé le long d’une pissotière par tous les diables. L’acédie est d’une force terrible en fin d’après-midi. Le vide pénètre les êtres comme un suppositoire de détresse. Même Baudelaire n’aurait plus aimé « les nuages, les merveilleux nuages ». Les yeux se transforment en cordes de pendus par lesquelles on descend pour se noyer. La vague n’interdit pas le rasoir. Les neurones s’agitent dans un magma que met en scène un pyromane muni de hallebardes. Les têtes rapetissent sous la souffrance. Les Jivaros dominent le monde et Offenbach devient plus génial que Stravinsky. C’est comme lire une interview d’un chanteur de rock : Cela beugle de clichés en forme de limaces qui percent les tympans et de « tu vouas, tu vouas ! ». « Ah ! Quelles terribles cinq heures du soir ! ». Vous devenez Pierrot le fou et tous les tueurs en série façonnent une philanthropie nouvelle. La dynamite est comme une sucrerie. Durant cette période de traumatisme monstrueux, où l’espoir s’incarne en un intérimaire avec deux bras dans le plâtre, un « philosophe politique » et un sociologue qui a capté l’air du temps, bref un égout à ciel ouvert sans ciel, sans cloaque et sans huis oxygéné, l’histoire de la mélancolie de Robert Burton publié en 1621 semble un remake comique de Cléopâtre avec Elisabeth Taylor et son Burton de mari. Cioran ressemble alors à un acteur de film porno et à un clown dénonçant le nez rouge comme un appendice extraterrestre. Dans ces instants, des envies de meurtres vous submergent comme si vous deviez être le dernier survivant d’une humanité sans zob ni nib. Puis, les coups de vingt heures sonnent et, enfin, vous êtes libéré de l’affreuse, indispensable et minable métaphysique. Vous êtes libéré de la mort. Vous balancez l’ennui comme une chaussette pour cul-de-jatte. Vous regardez vos ongles et vous trouvez ces traces de primates d’une beauté incroyable. Vous avez presque envie de saluer votre boulangère, celle qui vous vend des pains déjà rassis et des croissants à l’huile de palme, en vous insultant quand vous dites que c’est écœurant. La vie, quand même, est une dégoulinante blague dont l’odeur vous revigore. Et puis, là, sous vos yeux, à portée de main, il y a la mer, la forêt, le sable nés pour les enfants qui marchent d’un pas décidé sur les sentiers des douaniers et qu’il faut porter quand ils sont fatigués ! Leur égoïsme insolite, leur enthousiasme d’être là, leur manière de manger une crêpe en mastiquant bruyamment, leurs splendides saletés autour de la bouche et leurs poux si mignons, vous  éloignent du syndrome de la toile cirée et des caprices de la démence. Faites des enfants, vite, maintenant, ne tardez pas et dansez, bon Dieu, dansez ! Et, par pitié, pas de morale mais du vin, du tabac et pas sur les balcons mais à table, avec les enfants qui le respirent, un peu de poésie et de l’amour – ce truc éculé mais qu’on retrouve toujours derrière l’oreille ou dans une manche ! Gérard Majax  et Garcimore sont éternels !  Après tout, la mélancolie n’est qu’un plat réchauffé par le briquet d’une paire de chaussons qui froufroute sur une paire de patins. Mais les yeux des enfants sont grand ouverts !

Nos amis sont tous conservateurs

Lors d’un dîner avec une amie, nous en vînmes à deviser du changement. Pas des réformes politiques, c’est trop vulgaire. Pas des évolutions des règles du handball, nous n’y connaissons rien.  Ni du fait que, avec l’âge, les merguez sont moins sympathiques que les chipolatas mais du changement véritable, c’est-à-dire de notre capacité à changer de point de vue en nous modifiant en profondeur. Mon amie soutenait l’idée qu’aucun changement profond n’est possible pour un être humain. Je soutenais exactement l’inverse en invoquant le fait que toutes les certitudes peuvent être mises à mal dans un laps de temps court. Qui avait raison ? Qui avait tort ? Au fond, qu’est-ce qu’une certitude ? Une sorte de falbala dont s’ornent les dames de piètre compagnie ou une manière d’équivoque qui vous rend moins serein à mesure que vous l’approfondissez ? Nous avons chacun déversé notre hotte de citations passant de Spinoza au marquis de Tombelaine, de Paul Préboist à Pulcinella. J’en vins à illustrer mon propos par un syllogisme un peu tordu. L’œuf peut être mangé d’une dizaine de façons : mollet, brouillé, cru… Dans la plupart des cas, l’homme est plus complexe qu’un œuf. L’homme est donc plus transformable qu’un œuf. La certitude est peut-être le tombeau des facéties et donc de l’énergie vitale qui fait de nous de mauvais coucheurs et de joyeux drilles, concluais-je aristocratiquement ! Pour mon amie, la transformation humaine est un long processus, une dérive sans fard qui donne à la gérontologie ses quartiers de noblesse : c’est une conservatrice. Elle croit à la permanence des choses, c’est-à-dire à la polycratie du dégoût et la prévalence des rides. Parfois, elle se dit nietzschéenne, parce que la volonté est un tic de l’incroyance. Elle m’a dit de l’herpès qu’il pouvait être appréciable sous un certain éclairage. Elle ne croit pas à la suppression des éruptions cutanées. Nous avions presque fini notre bouteille de rouge, lorsque les pâtisseries arrivèrent sur la table. J’avais pris un Paris-Brest, car c’est ma façon de voyager et de ne pas découvrir l’histoire navale. Elle, comme à son habitude, avait commandé un café. Elle est diabétique. Elle me regarda alors avec ce sourire froid qui la rend si adorable : « je peux goûter ? ». Finaud, je la toisai et lui dis: « tu vois, tu as tort ! ». Elle reposa la petite cuiller qu’elle allait déposer dans sa bouche déjà entrouverte. Elle mit sa main dans les cheveux. Ses doigts étaient comme des épines de pin dans un paradis d’aubépines. Moi, j’étais fier comme une brindille sèche. Elle prit sa tasse et, avant d’absorber son jus, murmura : « ce que tu peux être agaçant ». Je lui rétorquai que, en nous, la royauté perdure et qu’elle nous métamorphose. Il y a des successions, des régences et des coups d’Etat. Nous devenons progressivement des solitaires infanticides. A la fin de notre vie, nous avons tué l’enfance en nous, vêtus de pourpre : on ne peut pas dire que cela ne soit pas un vaste chantier.

 

Céline chevauche les trois mousquetaires

L’enfance est géniale, surtout quand elle nous permet de sortir de l’analphabétisme natif. Depuis Oscar Wilde, on sait que tous les hommes naissent fous et qu’une minorité le demeure pour le plus grand bénéfice de l’humanité. La grande majorité réussit sa vie, part en vacances et achète des maisons avec un jardin dont la pelouse est tondue rituellement: c’est tellement ennuyeux que cela ne peut être que biologique. C’est une manière de se préserver des nombreux chemins que l’on aurait pu emprunter. L’esprit n’est pas rectiligne. Il loge dans une balle qui n’a pas été encore tirée et qui n’atteindra probablement jamais sa cible. Kant dit justement que la liberté réside dans le fait d’envisager toutes les hypothèses. Le seul hic, c’est qu’on est incapable de toutes les réaliser. Pour se protéger du fait souvent qu’il n’y a même qu’une seule hypothèse pour toute la vie (on s’installera à New York quand les poules auront des mâchoires pour mastiquer toutes les banalités), il est nécessaire de repeindre ses volets, faire aboyer son chien derrière le portail électrique et trouver le sport passionnant. Sinon, les pendaisons seraient si nombreuses que les jambes en l’air formeraient des guirlandes pour tous les arbres de Noël.  Heureusement, de temps en temps, un enfant est sauvé de cette terreur journalière  par la lecture des Trois mousquetaires ou du Voyage au bout de la nuit. A quoi serviraient les cadeaux sinon ? Quoi de commun entre Dumas et Céline ? Tout. Ils aiment l’épopée, les rebondissements, les courses, les intrigues, les personnages loufoques, les situations tordues. Certes, Céline est plus pessimiste mais il rend gorge au pessimisme statique. Sa noirceur est dynamique. Elle monte à cheval. Son apocalypse a des éperons ! D’un château l’autre ! Nord ! Que de vies, de rues et de villes traversés, de grues et veules approchés, de personnages à la Le Vigan ! Le quai des brumes à portée de main dans l’ambiance moite d’une réalité qui n’a plus de lexique ! Bardamu aurait pu épouser Milady. J’ai tellement aimé Céline que je ne le lis plus : à un certain âge, lire, c’est essentiellement relire.  Je ne relis plus le Voyage. Et les mousquetaires sont de vieilles dames qui croient à l’élégance du bikini ! La littérature est parfois une porte qu’il vaut mieux éviter de poncer !  Ne pas relire, parfois ne plus lire du tout, c’est permettre à l’herbe de rester folle !

Les usines à touristes sont poétiques

Les usines à touristes sont aussi des objets poétiques et philosophiques.  Un touriste est avant tout un être humain qui ne sait pas pourquoi il existe. Un poète est avant tout un philosophe qui ne comprend pas pourquoi un touriste existe. Ayant loué une maison isolée sur une falaise escarpée face au Mont-Saint-Michel, alors que le vent souffle diantrement sur la baie vitrée qui semble alors dériver sur les vagues en contrebas, je m’interroge benoîtement sur le principe de liberté. Les hommes détestent la liberté, parce qu’elle les rend étrangement libres. Sinon pourquoi s’agglutineraient-ils sur un caillou – le Mont-Saint-Michel en l’occurrence – quand bien même le site serait extraordinaire ? Pourquoi mangeraient-ils des chichis ? Ou des crêpes au Nutella ? Pourquoi prendraient-ils tous la même photo inutile de la rue montante, elle-même passablement irritée de n’être pas descendante ? Pourquoi ne loueraient-ils pas une maison isolée pour réfléchir au sens de la liberté ? Pourquoi toujours pourquoi ?  Avant d’aller à la pêche à pied, et d’échapper au syndrome de la toile cirée, je dirais que personne n’aime la liberté. C’est trop difficile à supporter. Assez bizarrement, la liberté ne rend pas libre au sens traditionnel. La liberté est une épreuve et donc une menace contre ce que nous sommes dans la fosse du quotidien. Marcher sur le chemin des douaniers un jour de tempête en donne le vague pressentiment. C’est une histoire déplaisante contée par un bègue à un tympan crevé. Ce n’est pas une bonne blague que l’on partage entre amis en buvant des verres et en pariant sur des résultats sportifs. En troupeau, tout paraît plus beau, certes. Rien de plus facile que de beugler ensemble en agitant les drapeaux grégaires : la nation, les voyages, l’amour des enfants et de la famille, les droits de l’homme, la race, la soupe à l’oignon, les vacances et la vidange de la voiture. La liberté humanise. Elle est âpre comme une hémorroïde. Cependant, nous souhaitons rester des singes, à nous gratter les fesses. Du haut de noscocotiers, nous houspillons la solitude et la détresse qui nous affectent pourtant un vrai visage. La liberté nous gondole et nous fripe. C’est une chirurgie esthétique à l’envers. Mais, de toutes nos forces, nous luttons contre cette possible émergence des hypothèses et des mondes différents. Avoir le choix nous dégoûte prodigieusement. Surtout, continuer à être ce que nous sommes fûmes, sommes et serons. Les marchands de chichis, les concessionnaires automobiles, les photographies du petit dernier et les romans de professeurs de français ont encore un bel avenir.

 

Bossuet vote Sloterdijk et inversement

L’insouciance est un bel article philosophique en dépit des rayonnages bondés et des caissières pas toujours aimables. En poussant son caddie, il est toujours nécessaire de se reposer la question de savoir : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Mais, en définitive, les réponses à cette question cruciale sont toujours décevantes. Les mystiques rhénans étiquetaient l’Être comme une aporie. Après cinquante années passées à réfléchir fléchir la raie comme aurait dit Vaché qui n’eut pas le temps d’écrire ni de traire aucun pis, même pie , Heidegger écrivit que l’Être était l’Être. D’impasse logique en tautologie, en cheminant à travers le non-sens et la dérision, je préfère m’attabler avec Peter Sloterdijk et lire à l’orée de l’insouciance les tempéraments philosophiques. C’est drôle et vif comme un saumon d’élevage, dévoré par de jolies dents blanches, dans un restaurant de banlieue. C’est incisif. Avec lui, nous sommes enfin éloignés de la politique, de l’abrutissement « genré » et des minauderies sociologiques. De l’air, des vagues, de la pluie enfin !  En outre, si vous êtes accompagné d’une femme spirituelle qui n’a qu’un rêve : d’arrêter de rêver pour enfin accomplir quelque chose, eh bien, vous vous sentez comme libre. C’est comme flâner dans New York City en ne pensant à rien d’autre qu’à la sublime verticalité. Bossuet a écrit que le réel était riche en promesses et pauvre en effets. C’est tellement juste qu’on a envie de le déterrer et de brûler le reste de ses os pour avoir osé formuler une phrase aussi terrible et vraie. Pour l’aigle de Meaux oisillon meldois si vorace ,  la vie est presque toujours une erreur : on se trompe de sentiments, on se trompe de voiture, on se trompe de métier, on se trompe tout court. On achète les mauvaises boulettes pour son chat. Il a raison. Il a tort quand il s’agit de persuader une personne que l’aventure, même fausse et biscornue, est toujours préférable aux neurones gélifiés. Car, plus vous êtes insouciant, plus vous vous rapprochez de l’exquise non-vérité de ce que vous êtes. Ou bien, on peut aussi prendre l’air profond et pénétré pour dire qu’on n’apprécie guère le pâté de lapin. En se grattant la tête !