Les usines à touristes sont poétiques

Les usines à touristes sont aussi des objets poétiques et philosophiques.  Un touriste est avant tout un être humain qui ne sait pas pourquoi il existe. Un poète est avant tout un philosophe qui ne comprend pas pourquoi un touriste existe. Ayant loué une maison isolée sur une falaise escarpée face au Mont-Saint-Michel, alors que le vent souffle diantrement sur la baie vitrée qui semble alors dériver sur les vagues en contrebas, je m’interroge benoîtement sur le principe de liberté. Les hommes détestent la liberté, parce qu’elle les rend étrangement libres. Sinon pourquoi s’agglutineraient-ils sur un caillou – le Mont-Saint-Michel en l’occurrence – quand bien même le site serait extraordinaire ? Pourquoi mangeraient-ils des chichis ? Ou des crêpes au Nutella ? Pourquoi prendraient-ils tous la même photo inutile de la rue montante, elle-même passablement irritée de n’être pas descendante ? Pourquoi ne loueraient-ils pas une maison isolée pour réfléchir au sens de la liberté ? Pourquoi toujours pourquoi ?  Avant d’aller à la pêche à pied, et d’échapper au syndrome de la toile cirée, je dirais que personne n’aime la liberté. C’est trop difficile à supporter. Assez bizarrement, la liberté ne rend pas libre au sens traditionnel. La liberté est une épreuve et donc une menace contre ce que nous sommes dans la fosse du quotidien. Marcher sur le chemin des douaniers un jour de tempête en donne le vague pressentiment. C’est une histoire déplaisante contée par un bègue à un tympan crevé. Ce n’est pas une bonne blague que l’on partage entre amis en buvant des verres et en pariant sur des résultats sportifs. En troupeau, tout paraît plus beau, certes. Rien de plus facile que de beugler ensemble en agitant les drapeaux grégaires : la nation, les voyages, l’amour des enfants et de la famille, les droits de l’homme, la race, la soupe à l’oignon, les vacances et la vidange de la voiture. La liberté humanise. Elle est âpre comme une hémorroïde. Cependant, nous souhaitons rester des singes, à nous gratter les fesses. Du haut de noscocotiers, nous houspillons la solitude et la détresse qui nous affectent pourtant un vrai visage. La liberté nous gondole et nous fripe. C’est une chirurgie esthétique à l’envers. Mais, de toutes nos forces, nous luttons contre cette possible émergence des hypothèses et des mondes différents. Avoir le choix nous dégoûte prodigieusement. Surtout, continuer à être ce que nous sommes fûmes, sommes et serons. Les marchands de chichis, les concessionnaires automobiles, les photographies du petit dernier et les romans de professeurs de français ont encore un bel avenir.

 

Bossuet vote Sloterdijk et inversement

L’insouciance est un bel article philosophique en dépit des rayonnages bondés et des caissières pas toujours aimables. En poussant son caddie, il est toujours nécessaire de se reposer la question de savoir : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Mais, en définitive, les réponses à cette question cruciale sont toujours décevantes. Les mystiques rhénans étiquetaient l’Être comme une aporie. Après cinquante années passées à réfléchir fléchir la raie comme aurait dit Vaché qui n’eut pas le temps d’écrire ni de traire aucun pis, même pie , Heidegger écrivit que l’Être était l’Être. D’impasse logique en tautologie, en cheminant à travers le non-sens et la dérision, je préfère m’attabler avec Peter Sloterdijk et lire à l’orée de l’insouciance les tempéraments philosophiques. C’est drôle et vif comme un saumon d’élevage, dévoré par de jolies dents blanches, dans un restaurant de banlieue. C’est incisif. Avec lui, nous sommes enfin éloignés de la politique, de l’abrutissement « genré » et des minauderies sociologiques. De l’air, des vagues, de la pluie enfin !  En outre, si vous êtes accompagné d’une femme spirituelle qui n’a qu’un rêve : d’arrêter de rêver pour enfin accomplir quelque chose, eh bien, vous vous sentez comme libre. C’est comme flâner dans New York City en ne pensant à rien d’autre qu’à la sublime verticalité. Bossuet a écrit que le réel était riche en promesses et pauvre en effets. C’est tellement juste qu’on a envie de le déterrer et de brûler le reste de ses os pour avoir osé formuler une phrase aussi terrible et vraie. Pour l’aigle de Meaux oisillon meldois si vorace ,  la vie est presque toujours une erreur : on se trompe de sentiments, on se trompe de voiture, on se trompe de métier, on se trompe tout court. On achète les mauvaises boulettes pour son chat. Il a raison. Il a tort quand il s’agit de persuader une personne que l’aventure, même fausse et biscornue, est toujours préférable aux neurones gélifiés. Car, plus vous êtes insouciant, plus vous vous rapprochez de l’exquise non-vérité de ce que vous êtes. Ou bien, on peut aussi prendre l’air profond et pénétré pour dire qu’on n’apprécie guère le pâté de lapin. En se grattant la tête !

Baudelaire supprime les maisons de retraite

"D'où vous vient, disiez-vous, cette tristesse étrange,
Montant comme la mer sur le roc noir et nu ?
- Quand notre cœur a fait une fois sa vendange,
Vivre est un mal. C'est un secret de tous connu
»

Il n’y aurait presque rien à ajouter à ce poème de Baudelaire si nous – frères humains – n’avions la manie d’ajouter toujours quelque chose à quelque chose. Mais le jour où il n’y aura plus de cerises, pourrons-nous encore parler de gâteaux ? Ce besoin d’ergoter, de souligner, d’interpréter – besoin maladif propre aux grands singes que nous fûmes et aux silhouettes que nous sommes devenus – rend Baudelaire plus parfait encore. Nous sommes tous à contre-jour par rapport à lui. On ne nous voit pas, ou alors dans un scintillement tel que nos traits ne se distinguent pas les uns des autres. Si Aragon a rêvé certains soirs « d’une gomme à effacer l’immondice humaine », nous espérons tous un jour écrire deux vers dont les asticots ne feraient pas leur pâture. Comment taire ? disait l’ami Louis. Eh bien, en marmonnant sous la douche ces vers merveilleux qui donnent le sentiment presque comique que l’humanité existe déjà. Comme le ping-pong, la poésie humanise, ne me demandez pas pourquoi. A-t-on jamais vu un pongiste ou un versificateur sortir une mitraillette ? Non, pas à ma connaissance.  A la rigueur, comme Maïakovski ou ce tendre Charles, les poètes sont un peu bagarreurs, soulographes et érotomanes mais ils n’ont pas besoin de jouer à celui qui urine le plus loin… Pas tous. Ce que j’aime chez Baudelaire, c’est sa précision. Sa plume est un scalpel. Son encre, une suture. Il peaufine un adjectif comme mon boucher désosse une épaule d’agneau. A la fin, ils ont tous les deux les mains pleines de sang, mais c’est celui de la beauté qui préside à l’attablement joyeux. Dans certains pays d’Asie centrale, on affirme que les heures passées à table ne comptent pas. Elles ne s’écoulent pas. Le vieillissement n’a pas de prise. Baudelaire produit le même effet. Dès lors, si vous voulez ne plus vieillir, lisez Baudelaire et mangez et buvez comme quatre. Il n’y aura plus de déambulateur si nous suivons ces prescriptions plutôt que de croire qu’il existe des jours meilleurs, quelque part, entre le trou noir de la vie quotidienne et l’avilissement propre à sa théâtralisation.

Vite un canapé!

Les fesses ont quitté les transats. Les chaises longues sont vides. Les divans, désertés. C’est la fin de l’été. Cravates, bleus de travail, casques de chantier, uniformes et costumes en tous genres ont été ressortis du magasin de farce-attrapes et, de nouveau, nous allons jouer aux adultes responsables et lucides. Bon Dieu ! C’est donc le moment de réclamer une trêve oblomovienne et de reprendre la route vers sa grotte singulière. Vite un canapé, un peignoir et de quoi rêvasser ! Reprenons le chemin des écrivains russes du XIX ie siècle et évitons de fréquenter les peignes et les onguents pour se faire beau en société. De ces écrivains, je préfère ceux dont le nom s’achève par « ov » plutôt que « ski ». Gontcharov plutôt que Dostoïevski. Griboïedov et Lermontov plutôt que Tchernychevski.  De même, pour les personnages, Oblomov plutôt que Bolkonski. En vérité, je vous le dis, il est temps de se remettre au lit pour une période indéterminée puisque « il ne se passe rien dans tout ce qui se passe ». Une fois sous la couette, il faut lire la Fin de l’Homme rouge de Svetlana Alexievitch. Bien plus qu’un livre sur la fin du système soviétique, c’est le  récit de l’illusion humaine et de l’anecdote qu’incarne, en réalité, toute forme de projection personnelle vers le monde extérieur. C’est un livre comme une fin d’été qui vous donne envie de paresser éternellement et de ne pas retomber dans l’agitation et l’action, véritables ennemies de la vertu nietzschéenne.  Oblomov a raison contre tous ceux qui ont cru, croient et croiront qu’une idée sociale, politique ou économique peut nous faire avancer d’un pas. Je préfère rehausser mon oreiller et hurler « Zakhar, Zakhar » pour que les rideaux soient bien tirés et mon thé servi avec des petits biscuits aux amandes. Tout le reste peut s’effondrer, tant que les ressorts de mon sofa sont solides et mon pyjama, de laine épaisse.

La poésie n'est pas une clé à molette

Qu’est-ce que la poésie ? Fichtre, personne n’en sait rien. Elle est comme une divinité. A l’instar des mystiques apophatiques, on ne peut la définir que par la négative. On sait seulement ce qu’elle n’est pas : ce n’est ni un ovni, ni une clé à molette, ni une barre à mine. Heidegger en a dit deux mots en pompant Hölderlin. Hegel l’a hiérarchisée, la plaçant comme toujours sous la philosophie. Mon boucher chevalin considère que c’est un assemblage de mots incompréhensibles, piochés au hasard dans le dictionnaire. Je me permettrais de dire qu’elle doit redevenir narrative car, pour ma part, j’en ai assez « du silence des pierres » et du « haïku des tremblements ». Si j’osais, je dirais que la poésie est une planète interdite comme le film de Fred McLeod Wilcox. Elle raconte une histoire aux méandres obscurs dans une langue reliée à on ne sait trop quoi. On se souvient que l'inconscient de Morbius, connecté à une machine et à un réacteur souterrain, est à l'origine de l'apparition d’un monstre et de la destruction du Bellérophon. Morbius refuse d’admettre ce fait et disparait. Remplacer le mot Morbius par poésie, et nous ne devons pas être très loin d’une sortie de route entre la glissière de Maître Eckhart et le sens interdit de Ezra Pound.

« L’homme est bon, le veau est excellent ! »

« L’homme est bon, le veau est excellent ! ». Chacun reconnaîtra la phrase de Brecht qui fait la joie des bouchers non chevalins et rend amers les anthropophages. Sous cet apparent cynisme, n’y a-t-il pas une vérité profonde ? A savoir qu’il faudrait parfois mettre sur les étals la viande un rien duraille de bon nombre d’écrivains afin de pouvoir la comparer avec le tende de tranche ou l’escalope. Filant la métaphore de la feuille et autres hachoirs, j’évoquerais la tendresse toute particulière des écrivains qui exilent le bicarbonate de soude, célèbre pour sa capacité à attendrir les biftecks coriaces. Prenons un exemple : Louis Aragon. En effet, après une éternité d’abstinence, voilà que je me suis replongé dans la lecture de ce génie jadis tant fréquenté. Sur le marbre du boucher, il ressemble à un filet de bœuf. De La Défense de l’infini – livre foutraque et merveilleux – à ces poésies de cinquantenaire, Aragon est le prototype du talent polycrate. Il sait tout faire, il est incomparable. Il y a bien quelques mauvais textes. Mais demande-t-on à un professionnel de la création d’être un créateur étal ? Il a des hauts et des bas mais ses bassesses sont supérieures à la moyenne des hauteurs des chairs à ragoût. Tout le monde l’aime, ce trésor national ! Eh alors ? Ce n’est pas parce que tout le monde mange du steak haché qu’il faut se détourner du tartare. Aragon est unique, comme Hugo qu’il conseillait ardemment de lire. Il y aurait donc deux uniques ? A cette question digne de la théologie apophatique qui s’interrogeait sur le point de savoir ce que n’était pas Dieu, sans prétendre connaître ce qu’il pouvait bien être, je répondrai avec malice que « nous ne savons pas tout, nous ne sommes pas assez jeunes ».

 

Les Naufragés d'Heathrow

« Le langage est l’aéroport de la pensée »

Raul Ruiz

Pendant quarante-huit heures, une panne informatique (ou bien électrique, on ne sait plus très bien) de la British Airways a récemment cloué au sol des dizaines d’avions et plusieurs milliers de passagers du monde entier à l’aéroport d’Heathrow. Certains devaient y faire une courte escale, d'autres devaient rentrer chez eux ou quitter Londres pour une destination proche ou plus lointaine : aucun n'est arrivé au bout de son voyage, enfin pas à l'heure ni au jour dits.

Au cours de ces deux jours et deux nuits, dans les couloirs de l’aéroport se sont ainsi agglutinés en pagaille d’innombrables destins arrêtés. Ils se sont assis sur leurs bagages dans des files d’attente sans fin, du bout desquelles on ne voit même plus les guichets. Les uns téléphonent pour passer le temps qui ne passe plus ; les autres se battent pour brancher leurs smartphones apoplectiques à des bornes surchargées. La plupart renoncent à capter le wi-fi le long d’une bande passante saturée de connexions. Chacun s’occupe comme il le peut, pour ne plus songer aux conséquences du retard sur l’objet de son voyage. La panne dans un aéroport précipite un concentré de projets stoppés dans l’incongruité : mille raisons de voyager, une seule de ne pas arriver au bout. Les naufragés d’Heathrow, prostrés sur le seuil d’un lendemain englué dans le présent, ont cela en commun : ils vivent ensemble l’éloignement irrémédiable des histoires qui ne leur arriveront pas, à l’autre bout du monde. Ils sont en panne d’histoires et le fourbi des anecdotes fourmillant alentour distraie leur attention, fait tinter les clochettes de leur mémoire ouverte aux divagations.

Une jeune femme blonde, assise en équilibre précaire sur l’accoudoir d’une banquette où dorment des enfants gras, évacue le stress de son entretien d’embauche à Milan – auquel elle n’arrivera probablement pas – en lisant le dernier Stephen King chipé chez WHSmith (maintenant en rupture de stock comme elle est elle-même en rupture d’émotions disponibles). Elle entend à présent très distinctement cet homme d’affaires surexcité qui, depuis vingt minutes, frappe le comptoir de sa mallette Samsonite en hurlant qu’il veut aller à Singapour. Elle sourit et se souvient du vol 29 pour Boston et de Monsieur Toomy, perdu dans l’aéroport abandonné de Bangor, qui trépignait lui aussi (« JE VEUX ALLER A BOSTON ! ») à cause de ce conseil d’administration crucial qu’il allait rater… Elle se souvient des Langoliers du roman éponyme du « Maître de l’Épouvante » – bien plutôt, et plus simplement, l’un des maîtres du roman contemporain – qui de leurs bouches monstrueuses dévorent le passé où Monsieur Toomy s’est accidentellement trouvé projeté avec les autres passagers de l’avion fantôme, absorbé par les limbes du remords qui séparent hier du jourd’hui après avoir traversé une aurore boréale. La jeune femme replonge ses yeux dans son livre (« ce boulot dans le marketing de l’électro-ménager de luxe, est-ce vraiment une bonne idée ? »).

Un adolescent laisse tomber sa DS, gagné par l’ennui et sous l'effet de la chute de pression de la rencontre avec un grand-père japonais qu’il ne connaîtra, donc, peut-être jamais. Il finit par se demander si cette silhouette placide et dégingandée, qu’il voit traverser le hall du terminal 5 pour la dixième fois derrière son chariot chargé de rêves de jazz, n’est pas celle de Tom Hanks, tombé du ciel et coincé dans Le Terminal et le film de Spielberg depuis des années. Et s’ils devaient tous s’organiser aussi pour vivre ici, dans le terminal 5 ? Une voix musicale annonce que les passagers à destination de Tokyo sont invités à se manifester aux guichets dans le hall D, sa mère lui remet sa casquette sur la tête et lui fait signe de suivre la nouvelle transhumance qui s'organise. Ils iront attendre dans un autre hall l’avion qui ne partira pas.

Un universitaire suisse, en levant le nez d’une édition défraîchie du Guardian, se rappelle avec délice, en observant la cohue hyper-énervée de ses comparses, qu’il y a quelques années Alain de Botton a fait d’Heathrow le terrain d’une improbable résidence d’écrivain pour le New-York Times. A propos de A Week at the Airport : A Heathrow Diary, le diariste occasionnel dit avec raison : « Si vous vouliez emmener un Martien dans l’endroit qui représente tout ce qu’il y a de spécial et de particulier à la civilisation moderne dans ses hauts et ses bas, vous l’emmèneriez sans aucun doute dans un aéroport ». Au milieu de l'agitation, Alain de Botton avait capté les moments fugaces d’intimité des amoureux qui se quittent ; il aurait été ravi de capter maintenant ceux de ces inconnus qui se détestent déjà et se disputent un coin de carrelage sale où poser chacun son duvet. Lui, il n’a pas encore sommeil et il sait qu’il ne prononcera plus, maintenant, sa conférence à UCLA sur La Prose du Transatlantique, celle d’un Blaise Cendrars qui a abandonné le train pour accumuler les miles de l’aviation moderne : où est la poésie du voyage quand on n’a plus les noms des gares de la Russie à égrener et qu’on embarque – en l’occurrence pas encore... – pour un vol sans escale entre Londres et Los Angeles ? Elle est, c’est sûr, dans ces aéroports bondés d’aléas, dans le laps de temps des histoires qui n’auront pas lieu, de ces histoires commencées qui, ayant horreur du vide, s’engagent dans des directions improvisées.

On n’en finirait pas d’évoquer les souvenirs des romans d’aéroport et de ces histoires d’avions qui ont suspendu leur vol, de 58 minutes pour vivre, de Bird People, de The Airport de Arthur Hayley, de L'Homme de Rio, de La Jetée de Chris Marker… Ces histoires de cinéma et de littérature se souviennent d’elles-mêmes à travers les naufragés d’Heathrow, les colonisent comme faisaient les Body Snatchers d'Abel Ferrara, prennent le commandement, inspirent imperceptiblement attitudes, pensées et comportements. Il a suffi de deux ou trois films à Raul Ruiz pour prouver que nos existences sont pilotées par les histoires et les personnages de contes, qui, eux, sont vraiment réels quand nous ne sommes, nous, pauvres carcasses hantées, que des fictions... 

Ce livre – à écrire donc – des avions et des vies cloués à la piste de décollage est celui des histoires qui n’arriveront pas, de ce joueur de tennis australien engagé à Roland Garros et dont les raquettes ont été perdues dans le tumulte et à la désorganisation, de ces bagages égarés qui arriveront avant les voyageurs à une destination qui n’est pas celle qui avait été choisie, de la réunion manquée, de l’amant qu’on ne rencontrera pas, des Gorges du Saut du Tigre au pied de l’Himalaya qui ne seront pas arpentées par ces pieds-là posés sur un sac à dos fourbu...

Mais d’heure en heure, sous l’impulsion primordiale de son tohu-bohu, la vie, qui a plus d’imagination que nous, lèvera – entre deux crises d’angoisse muette ou de récriminations houleuses contre les employés de l’aéroport – le voile sur le possible que presse ver le réel des situations concrètes, le chaos de l’imprévu. Dans son roman Epépé, Ferenc Karinthy décrit les mésaventures aéroportuaires de Budaï, l'étymologiste polyglotte qui voulait se rendre à Helsinki pour un congrès de linguistique mais débarque dans une ville inconnue, et pourtant familière, où les gens parlent une langue qu'il ne comprend pas, qui ne ressemble à aucune langue attestée. Embarqué malgré lui dans des histoires dont le sens lui échappe, étranger au monde et à son propre destin, il rappelle les pérégrinations tempétueuses des voyageurs d'Heathrow. Il n'a plus comme frêle soutien que les vagabondages de la langue et de sa pensée qui cherchent, sans aucun appui, à déchiffrer les événements, l’inédit absolu. Avec Epépé, Karinthy prouve que Ruiz a raison contre Heidegger : le langage n’est pas la rassurante « maison de l’être », c’est l’angoissant mais palpitant « aéroport de la pensée ». 

C’est l'aube à présent, les voix musicales chantent en chœur la mélodie continue des salles d'embarquement. Tout recommence. C'est la palinodie des jours et des nuits arrêtés : rien ne s’est passé et tout repart. À ces voix qui baignent l'attente enfin soulagée, se mêle celle de Kierkegaard soufflant à l'oreille que c’est quelque chose comme « la reprise », la réconciliation du même et de l’autre, le nouveau qui prend une cure de jeunesse. La lectrice de Stephen King, le jeune métis japonais, l'universitaire suisse et tous les autres voyageurs ouvrent les yeux sur les histoires prévues qu'ils vont enfin rattraper, mais qui ne seront jamais ce qu’elles auraient pu être, qui seront autres dans le courant du même.

Les passagers du vol 29 pour Boston, désespérément à la recherche du temps présent, après avoir retraversé l’aurore boréale dans l’autre sens, se sont retrouvés projetés, finalement, quelques minutes dans le futur. Sur le tarmac désert, ils assistent émerveillés à la naissance perpétuelle du monde, voient arriver au devant d’eux le présent qui prend consistance et la foule de vies individuelles qui se mettent à peupler l’aéroport. Pareils aux rescapés des Langoliers, les voyageurs d’Heathrow voient au matin surgir les histoires qui prendront la place de celles qui ne sont pas arrivées.

JSJ


 

 

Il faut toujours exagérer, c'est le meilleur moyen d'être proche de la vérité

Sadegh Hedayat est le plus grand des Perses, loin devant Darius et Cambyse. Il ressemble à Péguy par sa manière obsessionnelle de tourner en rond, drôlement, dans une cage enfermée dans un tunnel, dont on a obstrué les deux sorties, perdu dans une galaxie inconnue qu'un trou noir va condamner. Certains diraient qu'il vague à force de revenir sur les mêmes rochers inaccoutumés. Hedayat s'est suicidé. Péguy a été tué pendant la Grande Guerre. Dans La Chouette aveugle, le sentiment d'être nulle part est tellement fort que lorsqu'on achève la lecture, il est nécessaire de jeter un coup d'œil sur Notre Jeunesse pour bien saisir que la mystique, opiacée ou non, pourrait bien être la seule forme de vie réelle. Il faut toujours exagérer, c'est le meilleur moyen d'être proche de la vérité – cette esthétique de la contusion. Chez Hedayat, l'écriture se mime, de même que les vers de Péguy reviennent sans arrêt comme une lente marée pour marteler ce je-ne-sais-quoi qui nous éloigne de l'ennui en même temps qu'il nous rapproche de la beauté. En somme, ces deux écrivains, si comparables et si différents, ont préféré la volonté au sens. C'est tant mieux qu'ils existent. Ils restent tant de dimanches à vivre et de soupes aux poireaux à renifler.

Génial! Au–dessous du Volcan.

Au–dessous du Volcan de Malcom Lowry n’est pas simplement un livre fascinant. C’est l’un des rares livres géniaux à avoir fait l’objet d’une adaptation cinématographique géniale de la part John Huston. Rares sont ces renvois de miroirs qui impliquent la pauvreté adjectivale. Génial ! Depuis le livre de Berdiaev sur la génialité, cela ne veut plus rien dire. Les magazines culturels ont tué tout cela à force de détecter un film génial ou un livre génial chaque semaine.  En réalité, on les compte sur les doigts d’une main amputée du pouce et de l’index les livres ayant ce genre de destinée. Si vous êtes enthousiaste et gai de nature, fuyez ces deux œuvres noires et fugaces ! Si vous pensez que la vie doit vous mener d’un parc d’attractions à un parc de loisirs, promenade entrecoupée de vacances dans les îles, fuyez encore ! En revanche, si vous aimez les histoires d’amour tourmentées, les femmes qui partent et reviennent, la terrible sobriété des intempérants et les morts minables dans des fossés sous une pluie battante, courez !... De peur que ces maladies ne vous rattrapent sous le regard magnifique de Jacqueline Bisset et les gueules réciproques de Lowry et de Finney – ces Laurel et Hardy du désœuvrement. Comme vous le voyez, nous nous rapprochons du XXI ie siècle… dans lequel les éruptions n’attendent que la création d’un autre volcan.  

Quelle est votre plaque d'immatriculation ?

Quelle est votre plaque d'immatriculation ? Je vous dirai quel écrivain vous êtes. La 628-E8, c'est le titre d'un roman de Mirbeau. Et vous, avez-vous une préférence pour les voitures françaises ou étrangères ? Mirbeau n'est pas seulement génial quand il parle d'hommes politiques ou de femmes de chambre, mais surtout lorsqu'il traverse la France ou la Belgique au volant de sa voiture. C'est un esprit mordant qui anticipe l'ennui des bouches pleines de dentiers que sont devenus les Français. Il est acerbe comme un drôle et ironique comme une serpe. Il disserte, coupe, commente, pérore pour dire tout le mal du bien auquel il ne croit pas. Quand je pense à lui, mon cerveau vrombit. Quand je n'y pense pas, le moteur refroidit immédiatement. Avec lui, le sens de l'anarchie s'éclaircit. Même un conservateur pourrait finir par poser des bombes ou, plus vraisemblablement, faire un graffiti en forme de serre-tête sur le portail en fer forgé d'une maison en pierres meulières. Avec lui, on devient tous des grands fous et des empereurs de l'embrayage. On pourrait même, – le temps d'une rêverie en refermant un de ses livres –, s'abonner à un magazine automobile, histoire de faire du désespoir, une absurdité.